Islande : des « pics » en politique (I)

Un sondage de mai (voir ma chronique de mai) confirme la progression à 25.7% d’intentions de vote de l’Alliance Social-démocrate – et 30% le 8 juin -, alors que le parti de l’Indépendance, à l’instar des deux autres partis de la majorité, n’en finit pas de glisser, pour atteindre 18.7%, son plus bas niveau historique. Interrogé à ce propos, Bjarni Benediktsson, président de ce parti, éloigne le danger d’un grand revers de main : la vie politique islandaise, et notamment l’Alliance Social-démocrate, ont connu bon nombre de pics éphémères, avant de retomber très bas au bout de quelques mois voire semaines.

Le tableau ci-dessous confirme son affirmation. Encore ne reprend-il que les résultats électoraux ; les sondages ont parfois montré des pics jusque 40% avant de retomber à l’approche des élections.

%200720092013201620172021Sond.23
Parti de l’Indépendance37.024.027.029.025.224.418.7
Parti du Progrès12.015.024.012.010.717.310.2
Gauche Verte14.022.011.016.016.912.68.2
Alliance Soc. Démocrate27.030.013.06.012.112.625.7
Pirates  5.015.09.28.611.4
Redressement   11.06.78.310.6
Parti du Centre    10.95.56.0
Parti du Peuple    6.98.94.4
Socialistes     4.14.9

Et il est vrai que le parcours de l’Alliance Social-démocrate est particulièrement illustratif. De 27% en 2007, la voici propulsée en 2009 à 30.0% par la grâce de la crise financière de 2008. Puis elle chute brutalement à 13.0%, où les électeurs ne lui savent pas gré d’une sortie de crise plus rapide que prévu, et frise l’élimination à 6% avant de repasser au-dessus de 10%. Son alliée de 2009, la Gauche Verte, connait le même mouvement, de 14 à 22 puis 11%, puis se redresse grâce à la popularité personnelle de Katrín Jakobsdóttir, devenue présidente du parti en février 2013.

En fin novembre 2012 Birgitta Jónsdóttir co-fonde en Islande une branche du mouvement Pirates, qui prône une autre manière de conduire l’action politique. Surprise : le mouvement passe le seuil éliminatoire de 5% et obtient trois députés aux élections de mai 2013. Grâce à l’action de ces derniers à l’Alþingi, notamment Helgi Hrafn Gunnarsson, les sondages s’envolent pour atteindre 40% d’intentions de vote (voir chronique de mars 2015). Trop vite :  ne pouvant cacher leurs désaccords Birgitta et Helgi Hrafn sont sanctionnés : bien que ni l’un ni l’autre ne se représente, leur parti revient à 15%, puis moins de 10%.

Autre cas, celui du parti du Progrès, le voici qui, sous la présidence de Sigmundur Davíð Gunnlaugsson, monte de 15 à 24% (2013) pour retomber à 12% lorsque Sigmundur Davíð doit quitter le parti pour cause d’exposition trop publique aux Panama Papers, et fonder le parti du Centre, bien nommé puisque son modèle est D. Trump. Et je n’évoque pas ici les partis mort-nés pendant cette période, tels Avenir Radieux ou le Mouvement des Citoyens, ou moribonds comme le parti des Socialistes.

Alors que se passe-t-il ?  Bjarni a-t-il raison de ne pas croire en l’avenir du succès de l’Alliance Social-démocrate ?

Mettons à part le parti du Progrès, plus ancien parti islandais, très (trop ?) souvent associé au parti de l’Indépendance. Il est à la dérive en 2009 lorsque Sigmundur Davíð prend à la hussarde un mouvement dont il n’est membre que depuis quelques semaines. Il y soutient une opposition frontale à tout accord sur l’indemnisation des clients étrangers de l’agence bancaire Icesave et est porté au pinacle lorsque que la Haute Cour de Justice de l’AELE donne raison à l’Islande. Son parti obtient 24% aux élections suivantes, et conduit Sigmundur Davíð  au poste de Premier Ministre, avant de retomber à 12% en 2016 et  10.7% en 2017. Pendant quelque temps, le parti du Progrès est dépassé par celui  du Centre créé par Sigmundur Davíð, puis il reprend une partie de ses électeurs, déçus par les dérives trumpistes de leur ancien président.

Les autres pics peuvent être associés à l’apparition d’une personnalité, toujours une femme, peu connue du public. La moins inconnue est Jóhanna lorsque fin janvier 2009 elle prend la tête du gouvernement intérimaire nommé le 1er février 2009. Elle est députée depuis 1979 et a été plusieurs fois ministre des Affaires Sociales, notamment dans le gouvernement de Geir Haarde en fonction lors de la crise. L’enthousiasme retombe vite et les élections d’avril 2009 ne sont pas aussi bien gagnées que prévu. C’est que la tâche est rude pour un gouvernement qui doit faire face aux conséquences économiques et sociales de la crise de 2008. De plus Jóhanna s’obstine à vouloir mettre en œuvre ce qui est en tête du programme de son parti : l’adhésion à l’UE, et ce malgré les réticences affichées de son alliée : la Gauche Verte.

Birgitta Jónsdóttir n’est pas non plus inconnue. En même temps que poète, elle est une militante engagée dans plusieurs causes, nouvelles formes d’expression artistique et liberté de la presse, où elle est un temps associée à Wikileaks et Edward Snowden, jusqu’à ce qu’elle participe à la création des Pirates. Mais l’envolée de ces derniers ne résiste pas à son activisme échevelé, contraire à la volonté d’écoute des électeurs qui se veut l’originalité du mouvement.

La carrière de Katrín diffère : engagée en politique durant ses études, elle est élue à l’Alþingi (Gauche Verte) en 2007, dès l’âge de 31 ans, et devient ministre en 2009. Dès lors et jusqu’au début de 2023, son charisme personnel fait d’elle la personnalité politique la plus appréciée de l’île, souvent en décalage avec les résultats électoraux du parti qu’elle préside, surtout après 6 ans de conduite d’un gouvernement qui comprend des personnalités très conservatrices.

Elle se fait prendre la tête des opinions favorables par Krístrún, dont l’ascension est celle d’une fusée. Âgée de 35 ans, diplômée en économie des universités de Boston et Yale et ayant travaillé dans le secteur bancaire en même temps que journaliste économique, elle est élue 2021 à l’Aþingi et prend l’année suivante, sans opposition, la présidence de son parti.

Alors, que répondons nous à Bjarni ?  Krístrún et l’Alliance, feu de paille ou vague de fonds ?

J’apporterai ma réponse, après réflexion, la semaine prochaine. Et les vôtres ?

La victoire de Freyja

J’ai écrit en octobre 2019 un article de blog à propos de Freyja Haraldsdóttir (les combats de Freyja) qui est pour moi une grande leçon de vie.

En bref, Freyja est, en conséquence d’une forme sévère de la maladie des Os de Verre, très lourdement handicapée, soit  une grosse tête et deux bras atrophiés posés sur une planche. Mais aussi un parcours exceptionnel : master en études du genre, membre de la Commission constitutionnelle en charge de revoir la loi fondamentale islandaise, députée suppléante, professeure. Et engagée dans tous les combats contre les discriminations, pas seulement comme elle le souligne celles dont les personnes handicapées sont couramment victimes.

Mon article évoquait surtout sa volonté d’accueillir un enfant et les obstacles rencontrés depuis 2014 pour en avoir le droit. Car le sujet n’est pas simple : peut-on autoriser une personne aussi lourdement handicapée à prendre la charge d’un enfant ?  Ce dernier ne risque-t-il pas d’être la victime d’une démarche égocentrée ?  Ces questions, les tribunaux islandais se les sont posées, d’abord pour autoriser Freyja à suivre la formation à la parentalité, obligatoire, puis pour l’autoriser à prendre la charge d’un enfant. Et les réponses ont été différentes selon les instances, tant le sujet est sensible, ce qui a conduit Freyja et ses ami(e)s à un combat de sept années devant plusieurs niveaux de juridiction. Pour qu’enfin elle obtienne gain de cause : elle pourrait être « famille d’accueil » (fósturforeldri). Et qu’à la fin de l’été 2021 lui soit proposée la garde de Steve, adolescent ghanéen de 15 ans, arrivé en Islande comme jeune enfant réfugié, déjà passé par plusieurs structures d’accueil.

L’expérience de Freyja est l’objet d’un entretien paru dans le journal Vísir le 10 mai :

Premiers contacts ?

« Ils ont été pour moi à la fois merveilleux et inquiétants. Cela a été plus difficile pour lui. C’est toujours un choc, et difficile de revoir ses habitudes en changeant de domicile, de famille, d’école et d’environnement. Il n’est pas facile de se mettre à sa place mais il s’est bien très bien comporté. Il était prêt à venir. Il s’est aussitôt habitué à moi. (…)

 J’ai l’expérience d’appartenir à un groupe marginal, de devoir dépasser les préjugés, de dépendre de mon entourage, d’être souvent impuissante. Ce sont des sensations qu’il a dû vivre à sa façon. Malgré les différences, cela m’aide beaucoup de comprendre d’où il vient et pourquoi il se comporte de telle ou telle façon. Ainsi pouvons-nous construire des ponts entre nous. C’est quelque chose que je ne connaitrais pas si je n’étais pas handicapée. Nous échangeons souvent à ce propos.

As-tu envie de l’adopter ?

Ce n’est peut-être pas une question pour moi. Il a sa mère, des frères et sœurs, et en Islande l’adoption contraint à rompre les liens légaux avec la famille biologique. Les enfants accueillis viennent d’autres familles, et ce n’est pas évident de reprendre leur éducation ; c’est déjà une grande responsabilité.»

… dit Freyja, heureuse de penser à quelqu’un d’autre qu’elle même !

Où elle confirme que pour les personnes en grande difficulté il n’est pas de plus grande satisfaction et donc de source de progrès que d’aider les autres.

Islande : encore un compromis !

La partie de bras de fer entre Efling et SA, ou plus précisément entre Sólveig Anna et Halldór Benjamín (est-il encore utile que je les présente ?), m’a contraint à vous infliger deux chroniques successives à une heure d’intervalle, l’une désespérée (était-ce la fin du compromis à l’islandaise ?), l’autre laissant espérer une réponse négative à cette question :  un compromis venait d’être signé qui serait soumis au vote des adhérents aux deux organisations. Et qui pourtant différait peu de l’accord du 3 décembre auquel Sólveig Anna avait refusé de s’associer ! (voir ici). Un grade supplémentaire serait créé pour le personnel d’hôtellerie permettant des promotions, et les chauffeurs de poids lourds pourraient recevoir une prime supplémentaire en cas de transport de produits dangereux.

Ástráður

Le résultat est sans ambiguïté : des 21669 inscrits sur la liste de Efling, 22.7 % se sont prononcés, sur place ou en ligne, parmi lesquels seuls 15.7% (738) ont voté contre. Chez les employeurs 98.59% des 81.37% de votants ont approuvé l’accord. Ainsi donc Ástráður Haraldsson, Médiateur « spécial », aura réussi là où Aðalsteinn Leifsson a échoué pour avoir été trop impatient !  

Sólveig Anna reconnaît qu’elle aurait voulu obtenir plus, mais « tout simplement, SA n’a pas voulu d’accord avec nous ! ». Tout est dit : Sölveig Anna voulait pour les adhérents à Efling un accord distinct montrant la puissance de son organisation… et la sienne !

nous créons de la valeur !!!

Je l’ai écrit ici : il est évident que le syndicalisme islandais n’a jamais fait grand cas de ces salariés de l’ombre, femmes et hommes de service, souvent étrangers, mais toujours essentiels face notamment au développement du tourisme. Leur importance s’est imposée après trois jours de grèves. Et la confédération ASÍ aura grand tort de ne pas en tenir compte.

Halldór Benjamín, une fois signé pour les employeurs un accord couvrant  80% des salariés du secteur privé, pouvait-il accepter les demandes de Efling, alors que peut-être il les aurait prises en compte dans l’accord de décembre ?  Sólveig Anna ne l’ignorait pas. Où l’on voit bien qu’il s’agissait aussi de sa place dans le monde syndical islandais, et aussi dans Efling où ses méthodes sont loin de faire l’unanimité.

Pour ce faire elle n’a pas hésité à casser le trio qui avait en octobre tenté de prendre le pouvoir à l’ASÍ. Vilhjálmur Birgisson, signataire pour SGS de l’accord de décembre, aura du mal à lui pardonner d’avoir prétendu ne pas être informée ; quant à Ragnar Þór Ingólfsson, président de VR et « mentor » de Sólveig Anna (ou l’inverse ?)  il est resté étrangement silencieux pendant tout cet épisode, à l’instar de tous ses collègues !  Il est vrai que le vote pour le renouvellement de son mandat est en cours, et qu’en dépend sa vraisemblable candidature à la présidence de l’ASÍ. Mais le modèle social islandais a résisté !

Chronique islandaise décembre 2022

Bonjour,

Ceci est ma dernière chronique d’une année 2022 bien inquiétante. Dans le tumulte ambiant l’Islande a été très présente aux côtés de l’Alliance Atlantique et particulièrement des Pays Nordiques, loin des tendances neutralistes manifestées dans un passé récent. Et les Islandais ont su se montrer très accueillants aux réfugiés ukrainiens.

Le tumulte ne l’a envahie que par une de ces « tempêtes du siècle » qu’elle connaît régulièrement.

Je souhaite à tous une excellente année 2023. Et calme !

Amicalement,

Michel

L’Islande et le compromis (suite)

Dans mon article du 21 novembre j’ai décrit ce modèle ancestral du compromis sur lequel a reposé le développement de l’Islande. Trois exemples parmi d’autres : le choix du christianisme, la longue mais pacifique marche vers l’indépendance puis la souveraineté, le Pacte de Solidarité signé en 2009 et qui s’est avéré essentiel pour une sortie de la crise financière de 2008 plus rapide que prévu.

Mais voici que de nouveaux dirigeants syndicaux sont apparus, à la tête d’organisations représentant des populations de salarié(e)s nombreuses mais peu reconnues : employé(e)s du commerce, de l’hôtellerie et de la restauration, des écoles, soit une majorité de femmes, souvent d’origine étrangère. Les noms de ces dirigeants sont souvent revenus ici : Ragnar Þór Ingólfsson (VR – 38000 employés du commerce), Sólveig Anna Jónsdóttir (Efling – 30000 employés peu qualifiés), auxquels s’est joint Vilhjálmur Birgisson (fédération des salariés d’Akranes), devenu ensuite président de la fédération SGS, qui regroupe Efling et des salariés d’activités plus traditionnelles, soit 72000. Les trois échouent à prendre le pouvoir dans la confédération ASÍ et annoncent leur intention de négocier directement avec SA (employeurs).

la tradition : Vilhjálmur (SGS) et Halldór Benjamín (SA) célèbrent leur accord en mangeant des gaufres
négociation ? Sólveig Anna et Efling (à droite ) face à SA, au centre le Médiateur

Les négociations sont en cours, avec des situations très différentes pour le trio : Vilhjálmur (SGS), revenu à l’approche traditionnelle du compromis, a signé un accord, ensuite largement approuvé par les organisations qu’il fédère, sauf Efling.  Ragnar Þór a lui aussi signé un accord, mais affiche son  mécontentement du résultat obtenu. Quant à Sólveig Anna, elle se plaint de n’avoir pas été informée de la négociation de SGS et en récuse le résultat : « la leçon des semaines passées est que les travailleurs n’obtiendront aucun résultat de négociations où des dirigeants s’enferment dans des salles avec les représentants du patronat et en gardent les clés.  Nous n’aurons de résultat que si les travailleurs participent directement aux négociations, dont la progression est publiée, et s’ils sont unis derrière leur direction. » Mais Sólveig Anna ne pose-t-elle pas ainsi la question de sa propre légitimité dans une organisation dont elle a licencié tous les employés (voir mon article « Bruit et Fureur en Islande ») ?

reconnaissance ?

Les deux photos ci-dessus illustrent parfaitement les deux stratégies. J’y joins une troisième qui montre la volonté de Efling de faire manifester des salariés trop souvent oubliés. Mais les donner en spectacle est-il un bon choix dans un pays adepte du compromis ?