Représentation proportionnelle et accords de gouvernement en Islande

Dans mes divers écrits à propos de la vie socio-économique politique en Islande j’essaie d’éviter les comparaisons avec la situation française et plus encore les leçons. Les lecteurs ne sont pas tous intéressés ; de plus certaines différences, notamment la taille et la situation géographique, enlèvent tout sens à des comparaisons trop étroites. Pourtant le débat en cours en France à propos du mode de scrutin et de la possibilité de construire des accords de gouvernement m’a donné envie d’apporter quelques éclairages sur le système islandais.

Le mode de scrutin

six circonscriptions

En Islande il n’y a pas débat : le mode de scrutin doit composer un Alþingi reproduisant une image aussi fidèle que possible des électrices et électeurs, qu’il s’agisse de leur genre, de leur répartition géographique, ou de leurs choix politiques. Le scrutin de listes en vigueur veut répondre à cet objectif : chaque parti politique propose une liste paritaire de candidates et candidats dans toutes ou quelques-unes des circonscriptions. Elle comprend un nombre de candidats double du nombre de sièges à pourvoir afin d’assurer l’élection de suppléants. Il y a aujourd’hui en Islande six circonscriptions, trois pour la région de la capitale et trois pour le reste de l’île. Compte tenu de la constante migration vers la capitale, les électeurs de cette dernière sont sous-représentés, allant de 3104 électeurs inscrits en 2024 pour un siège dans le nord-est (Norðausturkjördæmi) à 5647 dans la partie sud-ouest de la capitale (Reykjavíkurkjördæmi suður). La répartition des restes se fait à la plus forte moyenne[1] au niveau de chaque circonscription. Puis au niveau national, ce qui a pour effet de gommer partiellement la disproportion mentionnée plus haut. Ainsi en 2024 les 3 sièges « nationaux » sont allés à la circonscription du sud-ouest soit 14 sièges. Les critiques ne manquent pas pour dénoncer le déséquilibre entre les circonscriptions, mais réformer la constitution est en Islande un processus compliqué, pour en l’espèce un maigre résultat. Or il est important que tout le territoire de l’île soit bien représenté à l’Alþingi.

Autre reproche entendu ; ce système laisse aux partis politiques le soin de composer les listes et de décider d’arbitrages parfois très « politiques » ; cependant en Islande plus qu’ailleurs les candidats sont des personnes connues et le choix se fait sur les personnes autant que sur les partis. De plus les électeurs peuvent barrer des noms sur la liste et ainsi provoquer un déclassement « fatal » sur la liste.

Les accords de gouvernement

Il est acquis que les partis envisageant de gouverner ensemble doivent s‘accorder préalablement sur les politiques qu’ils conduiront. Un accord de gouvernement est d’autant plus nécessaire que la discipline partisane est en Islande plus importante que la discipline gouvernementale. Après qu’il ait été officiellement pressenti par le président de la République, il appartient au président du parti vainqueur, et certainement futur premier ministre, de conduire la négociation. Celle-ci peut durer plusieurs semaines, dans le plus grand secret. Ce qui étonne : les partis concernés ont peut-être gouverné ensemble, leurs dirigeants se côtoient régulièrement et leurs opinions sont sur la place publique. Une fois conclu le projet d’accord est soumis à l’instance supérieure de chaque parti puis, après approbation, annoncé en grande pompe lors d’une conférence de presse en même temps que la liste des ministres. L’ensemble est officialisé lors d’un conseil qui a lieu à Bessastaðir, résidence de la Présidente de la République.

Jusque 2007 quatre partis ont dominé la vie politique islandaise, avec une prééminence du parti de l’Indépendance, le plus souvent associé au parti du Progrès. Ces deux partis sont nés dans les années 1920 avec pour objectif principal de défendre les deux activités économiques essentielles de l’île, la pêche pour le premier et pour le second l’agriculture. Personne ne s’offusquait d’avoir un premier ministre par ailleurs armateur ou un autre fermier engagé dans le syndicalisme agricole ou le mouvement coopératif, et toujours ardents défenseurs de leur corporation. Le syndicalisme salarié a parfois été présent à gauche, mais un soupçon d’idéologie appuyé ou non sur le marxisme s’y est parfois mêlé, d’où de nombreuses décompositions et recompositions en deux partis. Entre les quatre toutes les combinaisons ont été mises en œuvre au prix d’accords souvent acrobatiques tant était grande la volonté de leurs dirigeants d’accéder au pouvoir.

Ainsi est apparu un premier défaut de ces compromis : la tentation pour gouverner de reporter à plus tard, ou jamais, la recherche d’accords sur des choix clivants, généralement les plus importants. Exemple pour l’Islande : l’entrée dans le mouvement européen lorsque plusieurs fois la porte s’est ouverte.

À partir de 2007 de nouveaux partis viennent perturber le jeu, rendant toujours plus difficile la création de majorités à deux, et même impossible après les élections d‘octobre 2016 puis les suivantes. J’ai décrit dans mon article de blog Islande : quelle gauche ? le pari de Katrín Jakobsdóttir :  construire et diriger une alliance à trois avec deux partis à droite de celui qu’elle présidait. Cette alliance a tenu le temps d’une législature grâce à l’autorité personnelle de Katrín, mais s’est délitée ensuite, les sympathisants des deux partis « extrêmes » parti de l’Indépendance et Gauche Verte comprenant de moins en moins les compromis acceptés par leurs dirigeants en même temps que l’affichage de leurs désaccords.

les Valkyries annoncent leur accord

Tel est le second défaut de ces compromis : comme tout accord ils sont construits sur des renonciations ou au mieux des reports que des militants engagés ont du mal à comprendre. Et la vie continue, des événements interviennent que les accords n’avaient pas prévus. Il appartient normalement au ministre concerné de prendre les mesures nécessaires avec le cas échéant l’accord du président de son parti, à charge pour ce dernier d’évoquer le sujet avec le Premier ministre.

Au total un couplage proportionnelle/accord de gouvernement qui malgré les imperfections signalées et certaines lourdeurs répond bien au souci de démocratie en même temps qu’au pragmatisme et à la culture du compromis de la société islandaise, et sur lequel aucun de ses membres ne souhaite revenir. Toutefois ici comme ailleurs certains citoyens ont le sentiment d’un accaparement de la vie politique par quelques professionnels, c’est pourquoi ils demandent plus de démocratie directe afin de faire entendre leurs voix en dehors des élections. Tel était le sens de propositions contenues dans le projet avorté de réforme constitutionnelle notamment le référendum d’initiative populaire et la possibilité de proposer des lois par pétition. En pratique ces possibilités existent déjà de manière informelle et non contraignante sauf si un referendum est consécutif à un refus du président de la république de promulguer une loi. C’est ainsi que le président Ólafur Ragnar Grímsson a provoqué deux référendums sur les accords Icesave à la suite de pétitions ayant dépassé 60000 signatures soit 25% du corps électoral, ce qui revenait à donner aux électeurs le droit de déjuger l’Alþingi. Mais ce dernier peut aussi provoquer de telles consultations. Dans ce cas le résultat n’est pas contraignant. Le référendum est aussi une pratique courante au niveau local.

Comme je l’ai montré dans l’article de blog cité plus haut l’ensemble s’appuie sur une vie politique locale active et des associations et syndicats très présents et écoutés. C’est dire que la représentation proportionnelle ne peut suffire à elle seule à générer les compromis dynamiques nécessaires à toute démocratie. Comparaison ?


[1] Imaginons que dans une circonscription 6 sièges sont à pourvoir, pour trois listes. La liste A obtient 3500 voix, la liste B 1550 et la liste C 950 voix soit au total 6000 suffrages exprimés donc un quotient électoral de 1000 voix. Dans un premier temps A aura 3 sièges, B 1 siège et C aucun. Pour répartir les restes on ajoutera 1 siège virtuel à chaque liste et on cherchera la plus forte moyenne : A= 3500/4 = 875, B= 1550/2 = 775, C=950/1= 950. C aura donc 1 siège. Selon le même mode de calcul le dernier siège sera attribué à A.

Islande : quelle gauche ?

Svandís

Le 30 novembre 2024, conformément aux prévisions, la Gauche Verte disparaît de l’Alþingi, elle qui avait obtenu 11 députés sur 63 en 2017 et 8 en 2021. Va-t-elle complétement sortir de la vie politique islandaise ?  Les élections locales à venir au printemps prochain nous le diront. Même Svandís Svavarsdóttir, sa présidente, semble douter : « il n’y a plus d’opposition de gauche ! ». Et il est vrai que même le parti Socialiste, qui dans les sondages vient à égalité avec la Gauche Verte et est bien implanté à Reykjavík, ne paraît pas une alternative ou une alliée crédible, tant il est miné par les divisions.

Plus d’opposition de gauche ?  Parce que le gouvernement des Valkyries occuperait tous les espaces disponibles ? 

Rappelons comment nous en sommes arrivés là.

A l’issue des élections législatives de septembre 2017 la composition d’un gouvernement stable parait tâche quasi impossible. Huit partis sont représentés à l’Alþingi, aucune combinaison à deux n’est mathématiquement possible. Katrín Jakobsdóttir, présidente de la Gauche Verte arrivée en deuxième position, et surtout personnalité politique la plus populaire de l’île, propose de composer un gouvernement avec les deux partis traditionnels que sont le parti de l’Indépendance et le parti du Progrès. Le partage est clair : aux deux premiers la finance, l’économie et l’intérieur (donc l’immigration), à la troisième le social et l’environnement. Pour ce qui concerne l’international, les trois partis sont hostiles à l’adhésion à l’UE. Par contre le parti de l’Indépendance est atlantiste, alors que la Gauche Verte se veut neutraliste. Un accord de gouvernement est signé, dans lequel chacun doit accepter des compromis. Très vite on comprend que l’application de cet accord par les dirigeants devenus ministres est mal perçu des électeurs, surtout ceux de la Gauche Verte. Quatre ans plus tard, les conséquences sont évidentes : la Gauche Verte perd trois sièges, le parti de l’Indépendance maintient à grand peine ses positions. Entre les deux, le parti du Progrès, tirant les marrons du feu, n’entend pas la leçon. Pourtant Katrín s’obstine. Les désaccords sont de plus en plus nombreux, sur la politique étrangère et plus encore sur l’immigration, et mal acceptés par les électeurs. Face à des sondages toujours plus mauvais les trois partis se trouvent confrontés à une situation inextricable à mesure que se rapprochent de futures élections : espérer un retournement de l’opinion en mettant en valeur les résultats obtenus, ou revenir à leurs fondamentaux au risque de la rupture. Le résultat est l’immobilisme.

La candidature malheureuse de Katrín Jakobsdóttir à la présidence de son pays et le rafistolage express du gouvernement sous l’autorité de Bjarni Benediktsson (parti de l’Indépendance) précipite les événements. Svandís, maintenant présidente de la Gauche Verte, a senti le danger et contraint Bjarni à la dissolution. Trop tard.

Entre temps, le 22 octobre 2022, l’Alliance Sociale-démocrate (ASD) a élu une jeune présidente, Kristrún Frostadóttir, et ce seul changement a porté le parti au-delà de 20% des intentions de vote. Deux ans plus tard à l’occasion des législatives anticipées du 30 novembre 2024, son parti semble avoir absorbé toutes les voix de gauche. Et ce succès est confirmé par les derniers sondages puisqu’après huit mois de pouvoir l’ASD a progressé de près de moitié, prenant surtout des voix aux deux partis populistes, notamment son allié parti du Peuple considéré comme plus à gauche que le parti du Centre.

Valkyries heureuses

Au centre Redressement consolide ses positions. Rappelons que Þorgerður Katrín Gunnarsdóttir a été une des dirigeantes du parti de l’Indépendance qu’elle a quitté par conviction UE. Élue à l’Alþingi dès 1999, plusieurs fois ministre, elle a une longue expérience de l’action politique. Ministre des Affaires Étrangères dans l’actuel gouvernement, elle en est la véritable numéro 2, apparemment en excellente harmonie avec la jeune Première Ministre. Avec Inga Sæland (parti du Peuple) les Valkyries ont construit un programme qui répond à l’essentiel des demandes des Islandais : amélioration du système de santé, défaillant tant par le nombre des praticiens que par leur implantation, politique du logement plus conforme aux besoins, notamment des plus démunis, neutralité carbone à horizon 2040, préservation de l’identité islandaise, ce qui signifie vraisemblablement une plus grande vigilance dans l’accueil des immigrés, préparation d’une nouvelle négociation d‘adhésion à l’UE. Ce programme devrait notamment être financé par une gestion plus rigoureuse des divers organismes publiques qui supportent l’action de l’état, ce qui pourrait ne pas plaire à tous, tant est grand le besoin de proximité.

Programme de gauche ?  Il est tout cas assez proche de ce que recouvre traditionnellement le qualificatif de social-démocrate en Islande ou ailleurs. Mais s’il n’y a plus d’opposition de gauche, qui va en vérifier l’application, alerter sur telle dérive, éviter l’autosatisfaction, apporter des idées nouvelles ?

En Islande l’Alþingi et le gouvernement ne sont pas seuls. Dans le champ politique ils doivent compter avec une démocratie locale très vivante animée par des dirigeant(e)s de haut niveau. Hors ce dernier une multitude d’associations défendent les intérêts les plus divers, dont la voix est volontiers relayée par la presse.

Sólveig Anna

Parmi elles les syndicats de salariés et d’employeurs ont un rôle déterminant avec pour point focal les accords pluriannuels dont les clauses vont bien au-delà de la politique salariale et finissent par s’imposer au gouvernement. Les syndicats de salariés sont de plus gestionnaires des caisses de retraite par capitalisation qui versent l’essentiel de leur pension aux salariés de 67 ans ou plus, donc de véritables puissances financières, utiles au gouvernement le cas échéant. Sont-ils de gauche ?  Seul Efling, syndicat des personnels peu qualifiés des écoles et autres établissements comparables, deuxième en nombre avec 27000 adhérents souvent immigré(e)s, peut être ainsi considéré, d’autant qu’il a à sa tête Sólveig Anna Jónsdóttir, femme très engagée. Les autres organisations sont beaucoup plus corporatistes, défendant soit une profession soit l’activité d’un territoire, mais la plupart de leurs dirigeant(e)s savent par leurs compétences et leurs fréquentes rencontres tenir compte du contexte.

C’est ce réseau au maillage très serré qui finit par porter aux gouvernants un ensemble de demandes venues du terrain pour que ceux-ci les incluent dans leurs actions. La Gauche Verte avait elle cessé de les entendre ?

Islande : vers un « gouvernement des Valkyries ? »

Bjarni Benediktsson, Premier Ministre et président du parti de l’Indépendance, annonce le 13 octobre qu’il va rencontrer Halla Tómasdóttir, présidente de la République, pour lui demander conformément à la constitution de dissoudre l’Alþingi. Ce qu’elle fait : des élections auront lieu le 30 novembre. Bjarni joue gros. Certes il prétend être poussé par l’irresponsabilité de la Gauche Verte, mais il sait que précipiter les élections est le seul moyen d’éviter une probable déroute de son parti s’il attend septembre 2025, fin de la législature. D’ores et déjà les sondages sont mauvais pour lui et ses « alliés » : le parti de l’Indépendance tomberait de 17 sièges à 10, le parti du Progrès de 13 à 5, et la Gauche Verte disparaitrait de l’Alþingi. En face il assiste à deux compétitions, entre Redressement et l’Alliance social-démocrate (ASD) d’une part et d’autre part entre le parti du Centre et celui du Peuple, avec néanmoins une avance pour les deux premiers cités. Selon les mêmes sondages, aucune majorité de deux partis ne paraît possible.

fin stratège ou chanceux ?

Le 30 novembre Bjarni peut être soulagé : son parti ne perd que deux sièges. Comme à chaque élection législative les électeurs tentés par une aventure en dehors du parti dominant la politique islandaise depuis 100 ans sont « revenus à la maison ». Ses ex-alliés ne peuvent pas en dire autant :  le parti du Progrès passe de 13 à 5 sièges, et la Gauche Verte perd ses 8 sièges.

Les deux partis annoncés vainqueurs le sont, mais moins que prévu : l’ASD aura 15 sièges et Redressement 11. La surprise vient du parti du Peuple qui, avec ses 10 sièges (8 pour le parti du Centre), s’installe en arbitre dans la construction du futur gouvernement.

Dès le lundi 2 décembre Halla reçoit les président(e)s de tous les partis dans l’ordre de leurs résultats, et annonce le lendemain avoir mandaté Kristrún Frostadóttir (ASD) pour former un gouvernement. Est-ce le meilleur choix pour une majorité stable ?   Halla a désigné le parti arrivé en tête. Il ne lui appartient pas de juger si Kristrún sera ou non en mesure de construire un gouvernement capable de durer. C’est à celle-ci de faire ses preuves !  D’autres possibilités existent si elle n’y parvient pas.

Et on sait que Kristrún est déjà en contact avec Þorgerður Katrín Gunnarsdóttir (Redressement) et Inga Sæland (parti du Peuple). Si elle réussit ce sera ce qu’on appelle déjà le gouvernement des Valkyries. Ces dernières se mettent immédiatement à l’œuvre en se rencontrant chez l’une ou l’autre et en créant des groupes de travail. Rien ne transpire de leurs rencontres sinon qu’elles en sont très satisfaites, car « des Valkyries doivent vaincre » (Inga). Elles espèrent parvenir à un programme complet et une liste de ministres avant Noël. Belle performance si l’on considère qu’en Islande plus qu’ailleurs la période est avant tout propice à la fête !

Un examen superficiel pourrait laisser croire qu’il y a peu à négocier. Sur les sujets les plus clivants, tels que l’immigration et l’adhésion à l’UE ou encore la fiscalité chacune a laissé entendre que des compromis sont possibles. Le plus important est que l’on a affaire à trois femmes totalement différentes. Suivons le même ordre que Halla.

Kristrún Frostadóttir (36 ans) est née à Reykjavík et y a  fait des études d’économie, complétées à Boston et Yale. Ella a ensuite travaillé comme économiste dans divers établissements financiers notamment Morgan Stanley à Londres et New-York. Elle est élue députée ASD de Reykjavík en septembre 2021 et accède sans opposition à la présidence de ce parti en octobre 2022. De 9.9% à l’élection de 2021, son parti bondit à 15% fin octobre, 25% fin janvier, 27% début 2024, pour ensuite lentement retomber autour de 20%. Que s’est-il passé ?  Certainement la déception après cet enthousiasme pour la nouveauté politique dont les électeurs islandais sont coutumiers… avant d’aller voter ! Et cette déception repose sur des annonces intempestives mal reçues par d’anciens dirigeants de son parti et une partie de son électorat, par exemple sur l’immigration, où elle propose de s’inspirer de l’exemple danois, ou la reprise des négociations d’adhésion à l’UE qu’elle veut reporter en fin de législature. Elle sera la technocrate des Valkyries.

A l’inverse Þorgerður Katrín Gunnarsdóttir (59 ans) a un passé politique chargé, qu’elle entame au sein du parti de l’indépendance dès ses études de droit. Elle est élue députée à Reykjavík en 1999 et sera présente à l’Alþingi jusqu’à ce jour, hormis une interruption entre 2013 et 2016. Elle occupe divers postes ministériels et est vice-présidente du parti de l‘Indépendance de 2010 à 2015 aux cotés de Bjarni Benediktsson. L’année suivante elle rejoint le tout nouveau parti « Redressement » fondé par les « européens » du parti de l’Indépendance. Elle  est réélue députée en 2016 sous cette nouvelle étiquette et redevient ministre dans un gouvernement dirigé par… Bjarni. Elle accède à la présidence de Redressement en 2017 et n’aura de cesse de développer pour son parti une image social-libérale le distinguant toujours plus clairement du parti de l’Indépendance, au point d’en absorber une partie des électeurs. Même née dans une famille d’artistes, Þorgerður Katrín représente pour beaucoup la grande bourgeoisie de la capitale.

1991 – championne de karaoké

Inga Sæland (64 ans) en est l’antithèse. Née dans une famille de pêcheurs à Ólafsfjörður, mère de quatre enfants, elle a fait des études de droit et de sciences politiques à Reykjavík. Elle est aussi une chanteuse reconnue et a été célèbre comme championne d’Islande de karaoké. C’est pourquoi elle est peu prise au sérieux lorsque en 2016 elle fonde le parti du Peuple qui s’adresse aux Islandais qui connaissent « la souffrance, la pauvreté, la discrimination et l’injustice ». De même elle surprend beaucoup lorsqu’elle se compare – à tort ! – à Marine Le Pen, peut-être parce qu’elle est hostile à l’immigration, perçue comme détournant des sommes qui pourraient être mises à disposition d’Islandais en difficultés. Mais son parti obtient 4 sièges en 2017, 6 en 2012 et 10 en 2024. Inga a la réputation de laisser peu de place aux députés de son parti, et on le comprend lorsqu’il leur arrive d’intervenir. Cette fois pourtant elle a su attirer Ragnar Þór Ingólfsson, ancien président de VR le plus grand syndicat islandais. Et cette présence est évidente sur une plateforme électorale axée sur les besoins quotidiens des Islandais plus que sur l’immigration, à la différence du parti du Centre, son concurrent populiste, qui fait grise mine. Ainsi est vérifié par son contraire l’axiome selon lequel « lorsqu’un parti n’a rien à dire, il parle de l’immigration ».

Car chacun a compris que j’ai écrit ces lignes avec un œil sur l’actualité politique française !

Islande : à 2 semaines des élections législatives…

Nous voici à mi-chemin d’élections prévues le 30 novembre. Les discours vont bon train, ainsi que les sondages. Et ceux-ci, comme on pouvait s’y attendre, font apparaître des tendances inhabituelles, et qui peuvent encore évoluer.

l’Alþingi

Parmi ces sondages l’un d’eux devrait servir de référence à la construction des programmes : « qu’est-ce qui est important ? »  En date du 7 novembre Gallup publie une enquête par laquelle il a été demandé aux personnes interrogées de citer les 5 sujets les plus importants à leurs yeux. Les résultats peuvent être classés en trois catégories : en tête entre 61 et 69% : la santé, la situation économique et le logement. Viennent ensuite, entre 36 et 30%, l’éducation, les communications, les immigrés et les personnes âgées. Enfin, entre 17 et 20%, sont cités l’environnement, les demandeurs d’asile et la jeunesse. Lorsqu’un seul choix peut être cité, l’économie (26%) vient avant la santé (19%), alors que l’immigration et l’environnement ne sont cités que par 5% des personnes sondées.

Ce 15 novembre, les partis apportant des réponses à ces sujets de préoccupation ont ils les faveurs de l’électorat ?

Ces sujets dominent pour deux des partis placés en tête : Alliance Social-Démocrate et Redressement qui, à entendre leurs porte-paroles, pourraient facilement faire alliance. Ils sont aussi cités par le parti du Peuple et le parti Socialiste, mais le premier y ajoute une opposition à l’accueil de réfugiés. Cette opposition est au cœur du programme du parti du Centre : « pas un seul réfugié ! », auquel Sigmundur Davíð Gunnlaugsson ajoute pour faire bonne mesure une baisse des impôts et une réduction des dépenses, selon une recette qui vient de réussir à son modèle américain. Quant au parti de l’Indépendance il semble croire qu’il reprendra le terrain perdu au profit du parti du Centre en copiant son programme. Ce choix explique la perte de terrain au profit de Redressement. A l’inverse le parti du Progrès, que l’on croyait réticent à l’immigration au nom des valeurs traditionnelles de l’Islande, fait un virage qui surprend : « reproche-t-on aux immigrés de ne pas parler islandais ?  Il suffit de le leur apprendre » s’exclame Sigurður Ingi Jóhannsson, son président. La Gauche Verte, troisième parti de la coalition jusqu’à son récent départ, se bat pour sa survie et revient à l’un de ses fondamentaux : sortir de l’OTAN. Mais le neutralisme peut-il payer en ces temps de guerre ? Tous ces partis sont quasi-muets sur une éventuelle adhésion à l’UE.

Est-ce si important ?  L’électeur islandais ne va pas voter pour un programme que l’on distingue mal d’un autre mais pour des personnalités, celle qui localement lui est proche et celle qui dirige le parti. Ceci apparaît clairement par son contraire pour deux partis, l’Alliance Social-démocrate qui, toujours en tête des intentions de vote, n’a cessé de perdre du terrain tant sa nouvelle présidente, Kristrún Torfadóttir, d’abord portée au pinacle, a déçu par son manque de charisme et ses maladresses de communication. Ça l’est plus encore pour les Pirates qui se refusent à toute incarnation par respect d’une règle fondatrice du mouvement européen dont ils sont issus : pas de président(e). C’est oublier que le mouvement est né en Islande en 2013 et a été porté à 30% des intentions de vote par une personnalité d’un charisme exceptionnel : Birgitta Jónsdóttir.  

Il y a au total 1282 candidats dans les 6 circonscriptions, soit 0.5% des inscrits, répartis en 61 listes dont 24 sont conduites par des femmes. Le scrutin a lieu à la représentation proportionnelle dans chacune des circonscriptions avec répartition des restes à la plus forte moyenne. Toutefois, dans le souci d’être aussi juste que possible une nouvelle répartition des restes a lieu au niveau national pour l’attribution de sièges réservés à cet effet. Les partis n’ayant pas obtenu 5% des suffrages exprimés sont éliminés.

Pour ce scrutin les listes présentées par chaque parti, qu’elles aient été construites directement ou à la suite de primaires, laissent présager, quels que soient les résultats, l’arrivée de personnalités « civiles » qui ont fait l’actualité de ces dernières années, par exemple Ragnar Þór Ingólfsson, en congé de la présidence de VR le plus grand syndicat islandais, pour prendre la tête d’une liste du parti du Peuple, ou Solveig Anna Jónsdóttir (Efling) sur une liste du parti Socialiste. Autres exemples : ceux de Alma Möller et Þórolfur Guðnason, deux membres du trio qui s’est illustré lors de la crise du Covid, engagés l’une à l’Alliance social-démocrate, l’autre dans Redressement.

Bjarni à la tribune

On doit donc s’attendre à un Alþingi bien différent de celui que Bjarni Benediktsson, Premier Ministre et président du parti de l’Indépendance a décidé seul de dissoudre. Est-ce ce qu’il voulait ?

Islande : dissolution et élections anticipées du 30 novembre

Cet article vient en complément à ma chronique d’octobre où j’annonce la dissolution de l’Alþingi et des élections prévues le 30 novembre.

Pour confirmer l’importance de l’enjeu je reprends ci-dessous le tableau de ma chronique montrant les résultats en nombre de sièges de deux dernières élections et un sondage du 28 octobre : la coalition au pouvoir depuis 2017 tomberait de 38 à 15 sièges sur 63 !

C’est donc un gros pavé que Bjarni Benediktsson, Premier Ministre pour un mois encore et président du parti de l’Indépendance, a jeté dans la mare, provoquant dans la vie politique islandaise un séisme rarement connu. Son calcul est-il bon ?  Même tombé très bas dans les sondages, son parti reste le plus puissant d’Islande. Si l’on considère ses réseaux et le fréquent « retour à la maison » de ses électeurs il a les ressources pour refaire une partie de son retard. Ce n’est pas le cas du parti du Progrès, et encore moins celui de la Gauche Verte qui va devoir se battre pour sa survie. C’est pourquoi un panorama des forces en présence est intéressant.

Les causes immédiates de la crise nous sont connues : désaccords sur l’immigration, alors que Guðrún Hafsteinsdóttir, ministre de l’Intérieur, parti de l’Indépendance, veut faire voter une nouvelle loi ajoutant à celle votée récemment donnant la possibilité de rétention en milieu fermé des immigrés en situation irrégulière, ce que refuse la Gauche Verte, mais aussi sur la relance de la production d’électricité, ainsi que sur la chasse à la baleine. Tous ces désaccords, anciens, apparaissent au grand jour pour deux raisons principales : Katrín Jakobsdóttir a quitté la tête du gouvernement pour une candidature malheureuse à la présidence de la République alors qu’elle avait toujours su trouver les compromis permettant de poursuivre la coopération de trois partis pourtant disparates ; de plus ceux-ci espéraient encore redresser la barre avant la fin de la législature, quitte à exposer plus encore leurs désaccords. Mais être dépassé par le parti du Centre après l’Alliance social-démocrate est insupportable à Bjarni.  Pour autant son coup de barre à droite sur l’immigration n’enrayera pas l’hémorragie. En s’appropriant voire plus les propos anti-immigrants du parti du Centre il ne fait que les valider. Et il perd aussi au profit de Redressement, qui en est une émanation pro-UE, une partie de ses électeurs les moins à droite.

Le deuxième niveau de cause est la construction en 2017 d’une alliance entre trois partis dont deux étaient porteurs de valeurs bien différentes. Mais c‘était aussi la seule alliance possible, et la vie politique islandaise, qui repose sur des personnalités autant que sur des programmes, a connu d’autres expériences comparables. La très forte popularité personnelle de Katrín Jakobsdóttir et le sens du compromis de Sigurður Ingi Jóhannsson (parti du Progrès) pouvaient servir de liants, ainsi que, très involontairement, la nécessité de faire face au Covid. Mais les compromis acceptés au sommet ne plaisaient pas toujours à la base, surtout à gauche !  Il est vite apparu que Katrín n’aurait pas dû engager son parti, déjà perdant en 2021, dans un nouveau gouvernement. En acceptant d’être la caution d’une politique toujours plus à droite, elle a entrainé son mouvement vers une possible disparition. Elle a aussi perdu sa popularité personnelle, ce que les électeurs à l’élection présidentielle de juin 2024 lui ont fait payer durement.

D=Sjálfsæðisflokkur

La vraie révolution, engagée depuis la crise financière de 2008 mais encore peu visible, est ailleurs : la perte d’influence du parti de l’Indépendance. Fondé en 1929 ce parti a toujours dominé la vie politique jusqu’en 2010 avec des scores variant de 25 à 40%. Ses présidents ont tous été Premier Ministre pour des durées pouvant aller jusqu’à 13 ans (Davíð Oddsson 1991-2004). Plus qu’un parti politique il est une institution, longtemps dominée par une famille – Engeyarættin, du nom de l’île Engey (Kollafjörður), berceau de la famille – , présente partout et dans tous les secteurs d’activité de l’île, notamment la pêche. Le quotidien Morgunblaðið, qui lui est rattaché, a été le support d’information le plus lu en Islande avant l’apparition de la presse en ligne, partisan dans ses éditoriaux, aujourd’hui rédigés par un Davíð Oddsson vengeur, mais de bonne qualité rédactionnelle. C’est dire que ce parti dispose de relais importants dans toute l’île, et de financements abondants de la part de très riches armateurs. Malgré sa chute dans les sondages il reste très présent et devrait pouvoir limiter sa défaite.

Il n’en va pas de même de son « compagnon » parti du Progrès, né en 1916 comme parti agrarien. Lui aussi très puissant jusqu’à la fin du siècle dernier car adossé au mouvement coopératif (voir ici), et à un syndicalisme agricole très actif, il a mal résisté à la quasi disparition des paysans et n’a pas su construire une offre politique originale. Il est orphelin lorsque Sigmundur Davíð Gunnlaugsson, adhérent de fraîche date, en prend la tête à la hussarde. Je relate la suite dans deux articles de blog (ici et ) où la percée du parti aux élections municipales, notamment à Reykjavik, a pu faire croire à une résurrection, malheureusement non confirmée, faute de renouvellement de l’offre.

Inga

Contre toute attente la résurrection semble ce jour du côté du parti du Centre de Sigmundur Davíð, comme si les électeurs ne lui tenaient plus rigueur de son apparition dans les Panama Papers alors qu’il est Premier Ministre, ni des propos nauséabonds à l’égard des femmes membres de l’Alþingi (voir chronique de février 2018) tenus et enregistrés dans le café Klaustur par lui-même et son équipe. Il y a évidemment un lien entre cette résurrection et la crispation autour de l’immigration (voir ici ), mais le discours de SDG est parfois si confus que l’on ne sait jusqu’où il est prêt à aller. Un autre parti, le parti du Peuple, devrait profiter de cette crispation. Ce parti est la création en 2016 d’une personne, Inga Sæland, qui porte une version plus « charité » du populisme que celle de SDG. C’est pourquoi les passages de l’un à l’autre sont fréquents selon l’opportunité de leur discours.

Þorgerður Katrín

Autre surprise : la progression de « Redressement[2], ». Ce parti est né voici 10 ans d’une scission pro UE du parti de l’Indépendance ; il est vite rejoint par son actuelle présidente Þorgerður Katrín Gunnarsdóttir, ancienne vice-présidente et ministre du parti de l’Indépendance. Toujours autour de 10% d’intentions de vote, le voici qui en octobre saute à 16% et dépasse le parti de l’Indépendance. En dehors de son souhait d’adhésion à l’UE, le programme de ce parti ne s’est jamais vraiment distingué du parti de l’Indépendance, comme en témoigne la traduction anglaise qu’il s’est choisie, et il reste très ancré dans la bonne bourgeoisie de la capitale. Il est possible que son progrès dans les sondages, qu’il faudra confirmer, résulte d’une désaffection d’anciens soutiens du parti de l’Indépendance, mal à l’aise dans les discours et choix droitiers de Bjarni Benediktsson surtout depuis qu’il est Premier Ministre.

Résurrection enfin, celle de l’Alliance social-démocrate, qui se manifeste en octobre 2022 dès que Kristrún Frostadóttir, économiste de 36 ans, accède à sa présidence. De 15% des intentions de vote elle passe rapidement à près de 30%, puis décroît lentement. Malaise ?  Il semble que la nouvelle présidente ait une pratique peu participative du pouvoir. Elle surprend, même en interne, lorsqu’elle annonce que son parti aura désormais la même approche de l’immigration que son homologue danois, ou qu’elle semble faire peu de cas d’une éventuelle adhésion à l’UE jusqu’ici essentielle à son parti. On note aussi qu’il n’y aura pas eu de primaires pour la désignation des candidats à l’élection à venir. Kristrún : « Nous avons voulu que nos candidats soient le reflet de la société islandaise dans sa diversité et nous nous présentons comme un parti uni autour de ces candidats (…) Nous devons maintenant rassembler notre peuple autour de réformes qui seront importantes pour lui » (RÚV 27/10) Future Première Ministre ?

Cheffes de l’opposition : Þorgerður Katrín Gunnarsdóttir (Redressement), Inga Sæland (parti du Peuple), Þórhildur Sunna Ævarsdóttir (¨Pirates), Kristrún Frostadóttir (Soc. Démocrates)

Je reviendrai dans un prochain article sur les programmes des divers partis en présence … quand ils seront plus clairs, mais je rappelle qu’ils importent moins en Islande que les dirigeant(e)s !


[1] Sondage Maskina du 28/10