Encore ces négociations sociales qui déjà ont occupé mes dernières chroniques ! Mais qui malheureusement se transforment progressivement en une partie de bras de fer entre deux ego, que personne ne semble pouvoir faire cesser ! C’est pourquoi j’ai choisi d’envoyer cette chronique sans attendre la conclusion du conflit. Afin de clarifier – si possible ! – ses rebondissements j’ai joint en annexe le paragraphe de ma chronique de septembre 2022 consacré aux forces en présence, notamment leurs noms et abréviations.
En cette mi-février, l’Islande et la France traversent des moments sociaux très agités, apparemment différents quant à la méthode et aux objectifs, et pourtant…
En France les manifestations à répétitions, et dont l’importance ne faiblit pas, visent à faire plier le président et son gouvernement sur un projet de réforme du système de retraite vite réduit à l’âge de départ : 64 ans.
En Islande Sólveig Anna Jónsdóttir, présidente du syndicat Efling (30000 adhérents, le deuxième en nombre), vient d’obtenir des tribunaux les coudées franches pour lancer certains de ses adhérents dans un mouvement de grève. Ce que manifestement elle voulait depuis le début des négociations…
J’ai décrit les enjeux (350 accords !) de celles-ci et les forces en présence dans ma chronique de septembre 2022, en ligne sur ce blog ; puis, ici, la signature en décembre, et pour un an, des principaux accords concernant le secteur privé, avec dans la plupart des cas l’intervention d’Aðalsteinn Leifsson, Médiateur National. Sauf Efling, pourtant membre le plus important de la confédération SGS, elle-même signataire. Sólveig Anna n’aurait pas été informée… Peu vraisemblable, et vite démenti par Vilhjálmur Birgisson, président de SGS.
Aðalsteinn et Sólveig Anna,
Tous les signataires des accords se trouvent ainsi mis en porte à faux, ce qui ne peut déplaire à Sólveig Anna… Pour que la grève soit légale elle doit être approuvée par 50% des votants lors d’un scrutin rassemblant au moins 20% des inscrits au syndicat. Il est peu probable que la direction de Efling y parvienne, c’est pourquoi elle organise des consultations limitées aux lieux de travail où elle est sûre de l’emporter : soit les grands hôtels de Reykjavík avant d’autres catégories, notamment les conducteurs de camions citernes pour le pétrole. Dans le même temps, afin de sortir de l’impasse, le médiateur décide un coup de force : il va faire voter les adhérents de Efling sur l’accord signé en décembre avec SGS. Mais pour cela Efling doit lui communiquer la liste des inscrits, ce qu’elle refuse.
S’engage alors une intense bataille devant les tribunaux : les employeurs de SA contestent la légalité d’une grève qui n’implique pas l’ensemble des adhérents d’un syndicat, et le médiateur s’estime en droit de demander une liste nécessaire à une consultation qu’il aurait le pouvoir d’organiser.
Sólveig Anna gagne sur les deux fronts. Mieux : elle humilie Aðalsteinn. Celui-ci en tire la leçon et demande au Ministre des Affaires Sociales à être déchargé de cette médiation. Il est immédiatement remplacé par Ástráður Haraldsson, juge au tribunal de Reykjavík. Aðalsteinn restera-t-il en fonction ? Il se trouve maintenant dans une situation très délicate pour intervenir dans les nombreuses négociations à venir, qui concernent surtout le secteur public. Tout en restant en retrait, les responsables syndicaux concernés ont en effet très peu apprécié la démarche du médiateur, estimant qu’il avait outrepassé ses pouvoirs, même s’il y a eu des précédents. Le gouvernement se tient lui aussi en retrait, officiellement. Tout juste Katrin Jakobsdóttir, Première Ministre, accepte-t-elle de recevoir une délégation de Efling lorsque celle-ci frappe à sa porte. « J’ai écouté ! » dit-elle.
« velkomin ! »
Mais que veulent Efling, et plus précisément Sólveig Anna ? Le cahier de revendications n’est pas public tant que la négociation est en cours, mais la lecture des panneaux brandis dans les manifestations montre que l’objectif principal est la reconnaissance de personnels de l’ombre, exécutants de tâches peu valorisantes et pourtant essentielles, féminins et/ou étrangers, évidemment sous-payés. Et il est vrai que le syndicalisme islandais s’est construit sur des activités industrielles souvent proches de l’artisanat et a longtemps ignoré les activités de service alors que le commerce est la principale activité sur l’île.
De plus Sólveig Anna, ancienne présidente de ATTAC Islande, s’inscrit, comme doit en témoigner le port de gilets jaunes, dans une logique quasi révolutionnaire, où l’on fait peu de cas de la négociation : « la leçon des semaines passées est que les travailleurs n’obtiendront aucun résultat de négociations où des dirigeants s’enferment dans des salles avec les représentants du patronat et en gardent les clés.» Et encore moins d’une médiation extérieure qui viendrait dicter sa loi aux travailleurs. Ce qui met en question le modèle social sur lequel s’est construite l’histoire islandaise (voircet article).
Sólveig Anna et ses grévistes
Et il y a Sólveig Anna elle-même, dans une démarche qui, quoi qu’elle en dise, est aussi personnelle. Chacun sait au sein de Efling qu’aucun désaccord avec la présidente n’est recevable. Elle le dit elle-même : « nous sommes là pour servir les intérêts de nos adhérents, les salariés du syndicat qui ne sont pas d’accord avec sa présidente peuvent aller ailleurs ! » et, pour faire bonne mesure, elle les licencie tous pour ne réembaucher que les fidèles (voir ici). Pourtant les oppositions internes réapparaissent très vite !
Voici donc deux « premiers de cordée » qui, en France et en Islande, ont le même souci dans ces grèves : restaurer une autorité contestée à cause de comportements trop autoritaires…
Voici ma première chronique de 2023, à laquelle j’ai donné un titre très original : « de glace et de feu ». Comme au cours des mois passés une grande place est encore consacrée aux négociations sociales, avec un bras de fer quasi-inédit entre Sólveig Anna Jósdóttir, présidente de Efling, et le Médiateur Aðalsteinn Leifsson. À suivre.
Ceci est ma dernière chronique d’une année 2022 bien inquiétante. Dans le tumulte ambiant l’Islande a été très présente aux côtés de l’Alliance Atlantique et particulièrement des Pays Nordiques, loin des tendances neutralistes manifestées dans un passé récent. Et les Islandais ont su se montrer très accueillants aux réfugiés ukrainiens.
Le tumulte ne l’a envahie que par une de ces « tempêtes du siècle » qu’elle connaît régulièrement.
Je souhaite à tous une excellente année 2023. Et calme !
Dans mon article du 21 novembre j’ai décrit ce modèle ancestral du compromis sur lequel a reposé le développement de l’Islande. Trois exemples parmi d’autres : le choix du christianisme, la longue mais pacifique marche vers l’indépendance puis la souveraineté, le Pacte de Solidarité signé en 2009 et qui s’est avéré essentiel pour une sortie de la crise financière de 2008 plus rapide que prévu.
Mais voici que de nouveaux dirigeants syndicaux sont apparus, à la tête d’organisations représentant des populations de salarié(e)s nombreuses mais peu reconnues : employé(e)s du commerce, de l’hôtellerie et de la restauration, des écoles, soit une majorité de femmes, souvent d’origine étrangère. Les noms de ces dirigeants sont souvent revenus ici : Ragnar Þór Ingólfsson (VR – 38000 employés du commerce), Sólveig Anna Jónsdóttir (Efling – 30000 employés peu qualifiés), auxquels s’est joint Vilhjálmur Birgisson (fédération des salariés d’Akranes), devenu ensuite président de la fédération SGS, qui regroupe Efling et des salariés d’activités plus traditionnelles, soit 72000. Les trois échouent à prendre le pouvoir dans la confédération ASÍ et annoncent leur intention de négocier directement avec SA (employeurs).
la tradition : Vilhjálmur (SGS) et Halldór Benjamín (SA) célèbrent leur accord en mangeant des gaufres
négociation ? Sólveig Anna et Efling (à droite ) face à SA, au centre le Médiateur
Les négociations sont en cours, avec des situations très différentes pour le trio : Vilhjálmur (SGS), revenu à l’approche traditionnelle du compromis, a signé un accord, ensuite largement approuvé par les organisations qu’il fédère, sauf Efling. Ragnar Þór a lui aussi signé un accord, mais affiche son mécontentement du résultat obtenu. Quant à Sólveig Anna, elle se plaint de n’avoir pas été informée de la négociation de SGS et en récuse le résultat : « la leçon des semaines passées est que les travailleurs n’obtiendront aucun résultat de négociations où des dirigeants s’enferment dans des salles avec les représentants du patronat et en gardent les clés. Nous n’aurons de résultat que si les travailleurs participent directement aux négociations, dont la progression est publiée, et s’ils sont unis derrière leur direction. » Mais Sólveig Anna ne pose-t-elle pas ainsi la question de sa propre légitimité dans une organisation dont elle a licencié tous les employés (voir mon article « Bruit et Fureur en Islande ») ?
reconnaissance ?
Les deux photos ci-dessus illustrent parfaitement les deux stratégies. J’y joins une troisième qui montre la volonté de Efling de faire manifester des salariés trop souvent oubliés. Mais les donner en spectacle est-il un bon choix dans un pays adepte du compromis ?