Le mouvement coopératif et le développement de l’économie islandaise

Thor Jensen, dont je racontai ici l’histoire, a pu développer ses entreprises grâce à la pêche, passée en quelques décennies d’appoint pour les fermiers à une activité autonome essentielle dans le commerce extérieur de l’île. Mais en interne l’élevage reste dominant pour pourvoir aux besoins des Islandais. Le marché est étroit, les fermiers les plus entreprenants sont tentés d’exporter une partie de leur production vers l’étranger. Lorsqu’en 1855 Jón Sigurðsson a obtenu la liberté totale de commercer, le principal produit d’exportation des fermiers était les animaux vivants, moutons et chevaux. Afin de profiter au mieux de cette ouverture et ne pas subir la loi de commerçants bien implantés pour la vente de produits de la pêche, ils comprennent qu’ils doivent s’organiser.

SÍS

En 1882 une petite coopérative est créée à Húsavík (nord de l’île) par deux fermiers Jakob Hálfdánarson et Benedikt Jónsson. La Kaupfélag[1] Þyngeyinga a pour objet le commerce à la vente et à l’achat, en l’espèce la vente de chevaux en Angleterre et l’achat en retour de produits introuvables sur l’île. L’opposition de puissantes sociétés de négoce d’origine danoise, soucieuses de préserver leur monopole, les conduit à se transformer en société semi-clandestine et à se rapprocher du mouvement des Équitables Pionniers de Rochdale (Grande Bretagne), considéré comme l’ancêtre du mouvement coopératif, pour en adopter les règles[2]. Ils font vite école, le développement est très rapide, surtout au nord de l’île. Les fermiers profitent en particulier de la création dès 1869, toujours dans le nord, d’une compagnie qui retape et arme un bateau échoué (français !), puis trois autres, pour faire transporter des marchandises vers et depuis le continent. Toutes ces coopératives se fédèrent progressivement jusqu’à créer en 1907 une fédération appelée Sambandskaupfélag Íslands puis en 1910 Samband Íslenzkra Samvinnufélaga plus communément appelée SÍS. Son siège est à Akureyri, où est aussi le siège de KEA (Kaupfélag Eyfirðinga), fondée en 1886 par Hallgrímur Kristinsson, et devenue très vite la plus puissante du mouvement. L’objet de la fédération, dont Hallgrímur sera le premier président, est de favoriser le commerce extérieur de ses membres. Un bureau est ouvert à Copenhague en 1915.

Jónas frá Hriflu

1917 est une année charnière. Le siège de SÍS est transféré à Reykjavík et le Framsóknarflokkur (Parti du Progrès) est créé, clairement identifié comme parti agrarien et appui des coopératives. Dès lors ce parti et SÍS, ainsi que les divers mouvements agricoles, sont très largement consanguins. Les années suivantes sont celles d’un développement échevelé par créations ou acquisitions qui font de SÍS la plus grande puissance économique de l’île, basée sur une très large implantation locale. Il n’est pas de secteurs d’activité dont elle soit absente, allant du commerce de détail à la production ou la transformation de nombreux produits issus de l’élevage et de la pêche, auxquels vont venir s’ajouter des services tels que la banque et l’assurance, et l’armement naval avec la compagnie Hafskip. Dans l’entre-deux guerres un tiers des Islandais sont adhérents à une coopérative et le mouvement occupe jusqu’à 14% de la population active. Malgré ce développement, les valeurs de Rochdale restent présentes et participent à la cohésion de l’ensemble. Pour les promouvoir et former les cadres du mouvement une école (Samvinnuskólinn) est créée dès 1918 par Jónas Jónsson frá Hriflu (1885-1968), un des hommes les plus influents de l’île, à la fois syndicaliste actif, fondateur et député du parti du Progrès et ministre. Archétype de cette consanguinité évoquée plus haut, il est aussi un grand historien et pédagogue. D’abord à Reykjavík, l’école est transférée à Bifröst (nord de Borgarnes) en 1955. C’est aujourd’hui encore un établissement réputé pour l’enseignement supérieur en gestion.

Bifröst

Pourtant à la fin du XXème SÍS explose sous le poids des dettes, la disparition à l’étranger de marchés tels que ceux de l’ex-URSS, et plus encore peut-être sous les coups des gouvernements libéraux conduits par Davíð Oddsson (Parti de l’Indépendance), par idéologie mais surtout pour abaisser le Parti du Progrès pourtant son allié au pouvoir. Symbole : les magasins de SÍS sont remplacés par ceux de Bónus.

Le développement du mouvement coopératif islandais s’est appuyé sur quelques hommes d’exception, tel Jónas frá Hriflu. J’en citerai deux autres, Vilhjálmur Þór et Erlendur Einarsson.

Vilhjálmur

Vilhjálmur Þór (1899-1972) n’a été que quatre hivers à l’école lorsqu’à 12 ans il est embauché par la coopérative KEA comme coursier. A 23 ans, il en prend la direction, et en restera le directeur jusqu’en 1938. Durant cette période il en développe l’activité, de la laiterie et la boulangerie industrielle, à la transformation du poisson et même la pharmacie. Il siège au conseil municipal d’Akureyri pour le Parti du Progrès. Il est administrateur de SÍS de 1936 à 1945. En 1940 il représente son pays, qui n’est pas encore officiellement souverain, aux États-Unis et en obtient une reconnaissance de fait. De 1942 à 1944 il est ministre des Affaires Étrangères, puis prend la direction de la banque Landsbanki, alors réputée banque des paysans, avant de 1945 à 1954 de présider SÍS. Qu’évidemment il développe : assurance, raffinage, caisse d’épargne… Il reprend la direction de Landsbanki en 1954, puis est élu au Conseil de la Banque Mondiale à Washington en 1964. J’en oublie certainement !

Erlendur

La carrière de Erlendur Einarsson (1921-2002) est moins sinueuse, mais aussi riche. Il n’a que 33 ans lorsqu’il succède en 1955 à Vilhjálmur à la tête de SÍS, mais possède déjà une solide expérience du mouvement après de bonnes études commencées en 1941 à la Samvinnuskóli et complétées à l’étranger, jusque Harvard en 1952. Entre temps il a travaillé dès l’âge de 15 ans à la coopérative de la région Skaftafell (Vík) puis à Landsbanki avant de rejoindre SÍS et participer à la fondation en 1946 de la compagnie d’assurance Samvinnutryggingar dont il prend la direction. Président de SÍS de 1955 à 1986 il poursuit le développement du mouvement notamment à l’étranger, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne. Il est aussi présent dans le Parti du Progrès.

Deux hommes très différents l’un de l’autre, mais dont le cursus illustre, comme celui de Thor Jensen, encore très différent, une constante de l’histoire de l’île : la confiance dans la jeunesse pour enrichir la société islandaise, qu’il s’agisse d’économie, de politique ou de pratiques artistiques.


[1] Littéralement : société d’achat

[2] Les quatre règles fondamentales des Pionniers de Rochdale sont :

  • la « porte ouverte » : il n’y a pas de conditions d’adhésion,
  • « un homme, une voix » : tous les sociétaires ont une voix, quel que soit le nombre d’actions qu’ils possèdent,
  • la répartition des bénéfices entre les membres de la coopérative se fait au prorata de leurs apports,
  • les sociétaires qui ont acheté des actions touchent chaque année un intérêt proportionnel à leurs achats et non au nombre de leurs actions.

Pour ou contre le Parc des Hautes Terres d’Islande ?

Voici un intéressant paradoxe de la vie socio-politique islandaise : alors qu’à l’Alþingi le débat sur une loi autorisant la création d’un Parc national couvrant tout le centre de l‘île bat son plein, un très récent sondage de l’institut Gallup nous plonge dans la perplexité :

  • 45% des personnes ayant répondu (soit 51.4 % des sondés) sont favorables à la création de ce parc, 34% sont contre et 20% ne se prononcent pas,
  • mais : 31% seulement approuvent le projet de loi déposé par le Ministre de l’Environnement, 43% sont contre, et 26% ne se prononcent pas !

De quoi s’agit-il ?  Le Parc National des Hautes Terres est un projet né en 2015, avec d’abord l’ambition de couvrir 40% de l’île, ensuite ramenée à environ 30% (30000km²) ce qui en ferait néanmoins le plus grand d’Europe. Au-delà de ses objectifs de protection, le projet vise à donner au public l’occasion de connaître et d’apprécier sa nature, sa culture et son histoire, en favorisant le développement local, la recherche, l’éducation, la restauration des écosystèmes dégradés, et les activités de pleine nature.

Inscrit dans l’Accord de gouvernement signé par les trois partis de la majorité, le projet s’est peu à peu concrétisé, d’abord sous forme d’un rapport rédigé par une commission parlementaire (signé par les représentants de tous partis politiques, à l’exception du parti du Centre), puis sous la forme d’un projet de loi introduit début décembre 2020. Toutefois, au pied du mur, les critiques fusent en trois directions : trop de règles, gestion trop centralisée (ou trop décentralisée…), financements peu clairs, auxquelles vient s’ajouter une expérience jugée décevante des autres parcs nationaux, notamment celui du Vatnajökull. Sur les réseaux sociaux, les amateurs de pratiques motorisées se positionnent volontiers en berceau de l’opposition et font circuler une pétition atteignant 15000 signatures. Comme souvent en Islande le débat fait aussi rage dans les médias par échanges de tribunes et contre-attaques.

Alors ?  Inconséquence des électeurs – 43% des sondés reconnaissent une faible connaissance du texte en débat -, erreurs de communication et/ou manque d’autorité du Ministre Guðmundur Ingi Guðbrandsson ?  Peut-être…

Pour Michaël Bishop, guide franco-américain qui s’est passionné pour le sujet au point d’y avoir consacré son mémoire de master (Université d’Islande), le débat actuel témoigne de l’intérêt porté par les Islandais aux haut plateaux du centre. En dépit des désaccords manifestés dans l’arène politique, il ne faut pas perdre de vue que l’idée d’un parc national dans l’intérieur des terres bénéficie d’un soutien important, largement majoritaire jusqu’à l’introduction du projet de loi, comme en témoignent les sondages ci-dessous.

Résultats des sondages nationaux sur le projet (question type : êtes-vous favorable ou opposés à la création d’un Parc National dans les Hautes Terres ?). La dernière ligne (Gallup – BILL) montre l’opinion vis-à-vis de la proposition de loi introduite en décembre.

En 2018, Michaël a organisé un sondage national approfondi sur les réactions au projet, distinguant notamment les « usagers » – ceux qui sont déjà allés dans l’intérieur des terres, soit 68% des personnes interrogées – et les autres, ainsi que la classe d’âge, le sexe, l’orientation politique et le lieu de vie. Il s’agissait d’éclairer le profil récréatif des usagers des Hautes Terres, leurs préférences en termes de gestion touristique (limite du nombre de visiteurs, construction de routes, hébergements), et la gestion des espaces protégés (projet de parc national, sources d’opposition et de soutien, etc…). Ses travaux apportent un éclairage très intéressant sur une question qui ne se satisfait de réponses binaires 

Dans ce sondage 63% des personnes interrogées expriment leur soutien au projet, et seulement 10% lui sont opposées[1]. Mais ce qui est surtout éclairant est le profil associé aux réponses. Ainsi, les personnes opposées au projet sont des « usagers » (88% contre 68% pour les personnes favorables), des hommes (65%), âgés (46% ont plus de 60 ans), vivant hors de la capitale (60%) et fréquentant volontiers les Hautes Terres.

A l’inverse les personnes favorables vivent davantage dans les environs de la capitale (75%), sont politiquement plus à gauche (31% contre 11% chez les opposants) et se disent plus concernées par l’environnement (74% contre 55%). Même si 2/3 d’entre elles sont allées sur les Hautes Terres leurs visites revêtent davantage d’un caractère occasionnel (44% y sont allées 1 à 5 fois, contre 30% chez les opposants) et très largement estival (91%, contre 59% chez les opposants).

En termes de pratiques récréatives, 75% des opposants pratiquent les séjours en jeep, contre 50% pour les supporters ; 26% y pratiquent de la moto neige, contre 7% ; et 19% y rassemblent les moutons à l’automne, contre 4%. En revanche, 22% des supporters du parc font de la randonnée sur plusieurs jours ou du voyage sac à dos, contre seulement 7% des opposants.

Les « usagers » sont plus opposés que les autres à la création du parc national (12% d’opposition, contre 4% pour les « non-usagers »), et à son équipement (en particulier la construction de routes – 41% d’opposition comparé à 27%), mais ils sont aussi plus sensibles à la préservation de la végétation, des habitats, des paysages et de la nature sauvage. Ils souhaitent plus de concertation locale et des usagers récréatifs, tout en étant plus réticents sur les « règles de bonne conduite ». On touche ici, selon moi, au cœur de l’opposition au Parc National perçu à tort ou à raison comme une structure réglementée et aseptisée à l’intention des citadins et des touristes, là où pour les « usagers » les Hautes Terres devraient rester illustratives de l’Islande terre d’aventures non formatées.

Éternel dilemme : pour protéger la nature, faut-il la réglementer, voire la mettre sous cloche, ou en réserver la jouissance à quelques privilégiés ?  Avec son projet de loi, le gouvernement, en fait très partagé, tente un compromis. Malheureusement le résultat dépendra moins d’une réponse à cette question que d’étroits calculs politiciens à l’approche d’élections législatives. À suivre.

Ce texte a été écrit avec la très large et très compétente collaboration de Michaël Bishop, que je remercie vivement !


[1] La différence avec les résultats cités plus haut peut venir d’une évolution de l’opinion, mais aussi de la méthode mise en œuvre !

Thor Jensen, « le dernier grand colon »

Le rapport du GRECO (OCDE) évoqué ici le mois passé pointait une certaine lenteur à prendre les mesures nécessaires pour compléter le dispositif destiné à éviter le favoritisme et la corruption à la tête de l’île. Parmi les causes de ces derniers je citais le cousinage forcément présent sur une île peu nombreuse et l’existence de quelques familles très puissantes.

En contrepoint je voudrais ici rapporter la vie extraordinaire d’un homme qualifié à sa mort en 1947 de « dernier grand colon », né non en Norvège comme beaucoup de ses prédécesseurs mais au Danemark en 1863.

Huitième d’une fratrie de douze enfants, Thor Jensen est à la mort de son père, alors qu’il a 8 ans, envoyé en orphelinat. Il en a 14 lorsque son instituteur lui propose de partir travailler chez un Islandais de sa connaissance, commerçant à Borðeyri (fjords du nord-ouest). Et il en a 20 lorsqu’il épouse Margrét Þorbjörg Kristjánsdóttir, 16 ans, venue s’installer dans ce village avec sa mère et son frère. Aucune biographie sérieuse de Thor ne saurait évoquer lui sans elle, leurs 60 ans de mariage et leurs douze enfants dont certain(e)s marqueront à leur tour l’histoire de l’île sous le nom de Thorsararnir.

C’est Margrét qui le dissuade d’émigrer vers l’Amérique du Nord comme nombre d’Islandais et de Danois. Au contraire tous deux partent avec leurs premiers enfants s’installer à Borgarnes où il reprend avec succès la gestion d’un magasin en difficulté, puis à Akranes où il crée sa propre activité commerciale. Le démarrage est prometteur, mais Thor se trouve bientôt acculé à la faillite à la suite du naufrage d’un bateau devant l’approvisionner. Le couple, et ses enfants toujours plus nombreux, s’installent en 1900 à Hafnarfjörður puis à Reykjavík. La réputation de commerçant de Thor est telle qu’il trouve vite des partenaires pour y relancer et développer un commerce vite prospère en liaison avec des armateurs.

Nous sommes au début du 20ème siècle. Les Islandais ont pu se débarrasser du joug danois pour ce qui concerne leur économie. La pêche cesse d’être une activité complémentaire à l’élevage ; elle se modernise avec des bateaux pontés, puis à vapeur. Thor arme avec des partenaires le premier chalutier, évidemment appelé Jón Sigurðsson, puis fonde en 1912 sa propre compagnie Kveldúlfur, à laquelle il associe ses fils. Dès les années 20 elle est la plus grande entreprise islandaise de pêche ; et Thor l’homme le plus riche de l’île. Il est aussi l’un des fondateurs en 1914 de la compagnie Eimskíp.

Korpúlstaðir

Veut-il vraiment être un « grand colon » ?  Il abandonne progressivement à ses fils les rênes de ses entreprises et achète en 1922 Korpúlfsstaðir une grande ferme des environs de Reykjavík avec l’ambition d’industrialiser la production de lait et alimenter la capitale en plein développement. 300 vaches y produiront jusqu’à 800000 litres par an. La ferme est rachetée en 1942 par la ville de Reykjavík, d’abord exploitée comme telle puis, quelques années plus tard, transformée en centre culturel. Par ailleurs il a commencé dès 1913 à rassembler dans le nord du Snæfellsnes les terres qu’aurait selon le Landnámabók colonisé Björn Ketilsson, l’un des premiers grands colons !  Lorsqu’il meurt, le 12 septembre 1947, deux ans après Margrét, toutes ses entreprises s’arrêtent en signe de deuil, soit une bonne partie de l’île.

Ólafur

Des douze enfants de Margrét et Thor, deux ont marqué plus que d’autres le 20ème siècle islandais : Ólafur Thors cinq fois Premier Ministre (Parti de l’Indépendance) entre 1942 et 1963, tout en continuant à gérer les affaires familiales, et Thor Thors, ambassadeur aux États Unis, puis premier représentant de son pays aux Nations Unies. Mais ce ne sont que quelques noms parmi une nombreuse descendance de femmes et d’hommes influents en tous domaines.

L’Islande et l’innocence

L’OCDE le dit : les autorités islandaises ne font pas suffisamment d’efforts pour maitriser la corruption et promouvoir l’intégrité au sommet de l’État. Voici qui surprendra ceux qui, comme l’auteur de ces lignes, ne manquent pas une occasion de vanter l’honnêteté et le respect des règles qui caractériseraient la vie sur leur île favorite. Pourtant les exemples sont nombreux : crise financière de 2008 où le monde découvre que l’habileté de quelques banquiers et leurs amis s’affranchissait allègrement des règles régissant leur activité ; puis ce sont les Panama Papers où s’illustrent le Premier Ministre d’alors, Sigmundur Davíð Gunnlaugsson et bien d’autres de ses concitoyens, le scandale Samherji[1] et les pots de vin versés aux autorités namibiennes pour l’octroi de quotas de pêche au détriment des pêcheurs locaux contraints à l’exil… Et d’autres affaires qui illustrent une compréhension « habile » des règles internationales ou de leur absence. Mais il y a aussi en interne de nombreux cas de complaisance, par exemple dans les nominations aux postes les plus élevés de l’administration, malgré les précautions en vigueur. Enfin, une séparation peu claire des pouvoirs judiciaires et exécutifs peut entraîner des abus de pouvoir, conduisant dans les cas les plus sensibles à la démission de ministres, telle celle de Sigríður Andersen à propos d’une méthode très personnelle pour nommer les juges à la nouvelle cour d’appel.

L’Islande, habituée aux sommets de tous les classements sociétaux et artistiques s’est ainsi trouvée, à sa grande surprise, associée à des états peu recommandables pour être épinglée par divers organismes internationaux publics ou associatifs, telle la Cour Européenne des Droits de l’Homme dans le cas de Sigríður, ou en fâcheuse compagnie sur la liste « grise » du Groupe d’Action Financière répertoriant les pays insuffisamment actifs contre le blanchiment d’argent.

Le gouvernement islandais a engagé immédiatement les actions nécessaires pour sortir au plus vite de la liste grise du GAFI et y est parvenu dès novembre 2020, peut-être parce qu’il y allait des relatons commerciales de l’île. Il est beaucoup moins rapide pour ce qui concerne la corruption et la complaisance dans ses propres sphères, et c’est ce que lui reproche le GRECO (Groupe d’États contre la Corruption) de l’OCDE : sur une liste de 18 recommandations rendues publiques le 12 avril 2018, seules quatre ont été mises en œuvre de manière satisfaisante, sept partiellement, et sept pas du tout, notamment celles concernant les fonctions coercitives telles la police et les garde-côtes.[2]

Innocence perdue ?

Ces quelques pistes de réflexion n’engagent que leur auteur, et d’abord celle-ci :  pourquoi les Islandais devraient-ils être plus innocents que le reste de l’humanité ?  Et l’ont-ils été au cours des siècles ?  Très peu nombreux sur leur grande île, exposés à toutes agressions, humaines ou naturelles, leur vie a été précaire, très dure, pleine de vicissitudes, à laquelle ils ont dû faire face par tous moyens à leur disposition, innocents ou non, appuyés sur une indéfectible solidarité entre eux.

Mais il y a aussi des spécificités :

  • leur faible nombre (100000 en 1926 !) les expose au cousinage, que d’ailleurs ils revendiquent volontiers, donc à passer facilement de la solidarité au favoritisme et à la complaisance plus ou moins intéressée,
  • pour lutter contre la pauvreté et la colonisation, certains se sont avérés de redoutables commerçants notamment à partir du début du XIXème siècle, et il semble que cette culture de l’échange et la spéculation ait ruisselé sur une grande partie de la population, y compris après la crise de 2008, au point qu’il est aujourd’hui très compliqué de savoir à qui appartient l’Islande, même si certains noms et certaines familles apparaissent très souvent : les 5% les plus riches posséderaient 40.1% des richesses de l’île[3],
  • devenus souverains et appelés à négocier avec de grands états, ils ont souvent mis en avant leur faible nombre, et le coût très faible d’éventuelles concessions, pour faire avancer leurs intérêts.

Tout est bon pour valoriser les succès de la communauté islandaise, y compris de fermer les yeux sur ce qui gêne, surtout quand cela vient de l’étranger, cour de justice ou ONG trop curieuse, qui évidemment ne comprennent rien aux spécificités islandaises !

Il n’est pas anodin non plus que pris dans certains des scandales cités plus haut, et bien d’autres, on retrouve souvent des dirigeants ou sympathisants du Parti de l’Indépendance et du Parti du Progrès, soit les deux mouvements politiques les plus anciens de l’île, presque toujours au pouvoir. Et c’est peut-être aussi ce qui explique l’extraordinaire lenteur de la police et de la justice à s’emparer de ces affaires, faute de moyens ou d’envie, et la mauvaise humeur, même diplomatique, du GRECO de l’OCDE…


[1] Voir ma chronique de novembre 2019

[2] À ceux que le fonctionnement de l’état islandais intéresse, je recommande la lecture de ce rapport – 16 pages en français – très illustratif des précautions existant déjà…  et de celles qui manquent

[3] ma source est le ministère des finances, dont le ministre, Bjarni Benediktsson, aussi président du Parti de l’Indépendance, est issu de l’une des familles les plus riches et puissantes de l’île !

Covid encore, puisqu’il le faut !

Ces dernières semaines j’ai voulu rappeler dans mes chroniques comme sur ce blog qu’il y avait une autre actualité que Covid. Mais toujours vindicatif, celui-ci a manifesté son existence jusque chez moi, en trois exemplaires pour l’heure pas trop graves. Alors parlons-en !

Il est vrai que les Islandais étaient inquiets !  Après un premier épisode où ils avaient été remarqués pour leur maîtrise de l’épidémie grâce à un dépistage systématique, et un été très calme, donc favorable aux célébrations, voici que Covid était repassé à l’attaque. A 270, le taux d’incidence (nombre de cas enregistrés au cours des deux dernières semaines pour 100000 habitants), considéré comme supportable quand il est inférieur à 20, dépassait celui d’avril, et les autorités en avaient clairement perdu le contrôle !  Pire : l’Islande se trouvait être le mauvais élève des Pays nordiques. Qui plus est : le nombre de morts, stabilisé à 10 au printemps, passait à 25 à la suite d’une invasion de Covid à l’hôpital de Landakot, spécialisé dans les personnes âgées. Les règles anti-covid furent donc renforcées, avec notamment le port très contesté du masque par les enfants de 6 ans ou plus[1].

Depuis le début de ce mois de novembre, le taux d’incidence revient progressivement à un niveau « normal ». Pourtant la « Triade » met en garde contre tout relâchement à l’approche de fêtes de Noël. Mais évidemment les pressions s’accentuent pour alléger le dispositif existant à l’entrée des touristes….

Soyons précis : ce jour 15 novembre, le taux d’incidence « domestique » est 71.4, selon le calcul islandais. Sur le site des statistiques européennes il est ce même jour de 89.9 certainement car il prend en compte les cas positifs à l’arrivée sur l’île. Il est de 880 pour la France, mais devrait chuter dès que ma famille et moi-même serons immunisés. Alors, enfin, l’hexagone changera à son tour de couleur sur la carte ci-dessous.


[1] Voir le site dédié